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Les
artistes ont pour magnifique ambition d'embellir le monde. Difficile mission
que celle-ci. 'Matisse peignait des bouquets de fleurs en pleine guerre"
aime rappeler mon ami Jean-Michel Folon. L'artiste doit aller au-delà
de la laideur et de la douleur, de la violence et de la pollution, des guerres
et des atrocités, pour chanter la vie. C'est en cela que son oeuvre
est de toute façon une réponse à l'homme, un appel à
l'amour et une invitation au voyage.Tout
art véritable incite au dépassement.
Et au zénith de sa vie et de son oeuvre, tout artiste est un Prophète,
ou dans le pire des cas, un Saint homme, puisqu'il prêche pour la beauté.
Ecorché vif, tout artiste est habité par un cri qu'il doit
moduler pour le transmettre de façon "esthétique"
à travers une toile, une musique ou un poème. Doutreleau, en
parfait initié, pratique un savant dosage entre le plaisir et le drame
pour édifier son oeuvre. Fille du désir, l'oeuvre vient à
la vie en achevant son créateur. L'image transmise par Doutreleau
est polymorphe: elle semble immobile et pourtant elle vit, bouge et vibre.
Née du mouvement, elle ne veut pas s'imposer en tant que discours
sur les choses et cherche simplement à émettre des signes et
des mots. Doutreleau prend l'amateur de Beaux-Arts par la main, l'emmène
au sommet de la montagne et l'aide à comprendre l'essentiel de l'être.
La quête de la beauté passe par la révélation
de la dialectique du drame et du plaisir, de la joie et de la douleur, de
la souffrance et du bonheur. Et c'est à ce niveau que la condition
particulière de Doutrelenu
devient projection de la condition humaine. On ne peut pas se mettre à
peindre comme ça pour se donner du plaisir ou pour s'amuser. L'acte
de peindre répond à des questions douloureuses, àdes
interrogations dramatiques, à des situations extrêmes et à
des souffrances profondes. On peint pour vaincre la tragédie et pour
se réconcilier avec soi-même et à sa propre vie. La vraie
peinture est une fusion avec la vraie vie. On découvre avec Doutreleau
que l'oeil est l'outil transcendental par excellence puisqu'il nous permet
de mesurer et la mesure et la démesure, puisqu'il nous permet d'accéder
au visible et à l'invisible. La peinture de Doutreleau nous relie
àl'horizontal et au vertical, à ce qui est en haut et à
ce qui est en bas, au contenant et au contenu, au dessin et à la couleur,
à la forme et au fond, à la vie et à la mort, à
la mobilité et à la fixité, à la lumière
et l'ombre
D'emblée on est frappé, en regardant vos
toiles, par l'extraordinaire synthèse opérée entre deux
extrêmes : la mobilité et la fixité...
La synthèse
est relativement simple.., j'ai toujours peint l'accident... Autour des années
60, à la genèse de mon oeuvre, je peignais des surfaces immobiles
sur lesquelles survenait un accident une mouette posée sur l'eau...
j'ouvrais ainsi une brèche dans l'ordre de la toile. Peu à peu,
j'ai enlevé les grandes surfaces de silence et de pudeur pour entrer
dans l'accident. C'est alors que j'ai commencé à avoir mes premières
oeuvres en mouvement. La télévision et le cinéma nous
habituent au flou... Est-ce pour cette raison que je fais courir mes personnages
dans le flou ? Comment peut-on voir ce qui est en train de courir ? Depuis,
j'ai exploré l'univers des athlétes, des foot balleurs,
des rugbymen, des tennismen... J'ai eu alors la révélation que
je peignais des unijambistes; car quand on court on a un pied en l'air..,
on ne peut tout de même pas poser un athlète comme un héron
! Il faut donc déceler l'instant ou psychologiquement l'oeil conclut
le mouvement en observant le tableau. Tenez, prenons un exemple quand on voit
passer un voiture, on ne voit pas ses roues... Et sije m'amuse à peindre
une voiture sans roues, les profanes vont dire que je ne sais pas peindre.
Il faut donc contourner la difficulté et tenir compte des phénomènes
visuels tout en ménageant la perception classique des choses. Beaucoup
d'autres peintres ont étudié les mêmes phénomènes
d'optique et l'on peut remonter ainsi jusqu'aux grottes de Lascaux... Je pense
à Velasquez, à Géricanît et sa passion des chevaux
et à bien d'autres encore...
On a l'impression que vous arrêtez le mouvement et
que vous l'éternisez dans la fixité... c'est en cela que votre
lecture du mouvement vous distingue des autres peintres.
Comment
a-t-on peint une pomme ? Cela peut nous donner des informations... La peinture
des choses "immobiles" peut nous renseigner sur le mouvement. Observez
bien les toiles de Chardin, Céza nue et Magritte... Dans le mouvement,
en tant que tel, il n'y a rien... Du moins, en apparence. Les futuristes italiens
ont pensé au problème, mais ils se sont trompés car ils
ont, non pas étudié le mouvement, mais ils ont décomposé
le phénomène comme des cinéma to-graphes ! Cela ne m'avance
guère en tant que peintre. C'est alors que je me suis rendu compte
qu'il y avait beaucoup d'émotion à sortir du mouvement.
Jadis, je peignais les accidents de loin, maintenant je les peins de près.
Lorsque l'on voit mes tableaux on peut dire: "cet homme a vraiment cherché
les problèmes !" J'ai, en effet, une approche spécifique
de la peinture liée à la passion du mouvement, de la vie, du
vent, et du vent de la vie : n'est-ce pas là notre élan divin
? Ce qui m'intéresse, en réalité, c'est de peindre le
vent. On reconnait chaque artiste à sa peinture. De même chaque
sportif a sa façon de bouger dans l'espace, de se déplacer sur
le terrain et de frapper le balton. Et ça les familiers des stades
le savent bien. Cela veut dire que le mouvement est significatif et qu'il
est chargé de sens. Notre capacité d'analyse du mouvement peut
nous donner une nouvelle lecture de l'espace. Je ne peins plus les choses
à l'arrêt et préfère étudier le monde en
train de marches de bouger et de courir. Les choses à l'arrêt
peuvent faire de très beaux tableaux, mais l'arrêt est le contraire
de la vie. Dans la vie, tout est mouvement. Et si parfois mes toiles donnent
l'impression de la fixité, c'est qu'en réalité, elles
émanent du mouvement. Je peins des instants de vie.
Jean Amiot aime dire que vous procurez le plaisir de
l'image... Quelle est donc la source de ce plaisir?
Nous
sommes les enfants d'Einstein. Nous avons intégré le concept
de l'espace-temps ; quand on rentre dans les grands espaces, on rattrappe
le temps. Il ne peut y avoir de rupture entre le temps et l'espace, la fixité
et la mobilité, l'image et le plaisir. Tout est lié par l'être
et le devenir. Notre tableau a toujours la même finalité; on
y met toujours la même chose même vi on change de sujet. Quelle
différence peut-il y avoir entre un poète chinois russe ou arabe
? Aucune, sinon que la langue change ! Or, la poésie passe au-delà
des frontières linguistiques... Je ne souhaite pas que l'on juge un
artiste à partir du courant auquel il appartient : hyperréaliste,
conceptuel, min imaliste ou abstrait... Ce n'est pas là-dessus qu'il
faut juger un artiste mais sur ce qu'ilfait du mouvement auquel il appartient.
On ne peut rien comprendre dès lors que l'essentiel est occulté.
Revenons au lien entre l'image et le plaisir si vous
le voulez bien.
Ah,
l'image et le plaisir ! Certains pensent que c'est un "truc" d'artistes...
L'image prise sous cet angle est incomplète par rapport à la
vie. Où est la vie lorsque l'image devient la représentation
sublimée du réel ? Je pense que l'image pensée, idéalisée,
sublimée, conceptualisée et divinisée est incomplète
par rapport à la vie. Du même paysage, vous pouvez obtenir plusieurs
images différentes ; comment, dès lors, fixer l'image dans le
temps et lui assurer une permanence et une durabilité ? Voilà
un problème important pour le peintre. Une image, c'est terriblement
complexe. A mon sens, une image c'est comme de la soupe, ça peut être
un bouillon infâme ou une boisson sublime. L'image en soi n'est qu'un
support, le support du réel. Une image toute bête ne signifie
rien. Lorsqu'une image commence à être tendue, elle devient comme
la corde du violon vous pouvez alors commencer àjouer... Lorsque la
corde est détendue, elle est comme une simple ficelle, incapable de
jouer ou d'interpréter la moindre musique. C'est pareil pour l'image.
Une image détendue ne signifie rien. C'est lorsqu'une image est tendue
qu'elle commence à signifier : c'est là tout le secret de la
peinture. Des milliers d'images défilent devant nous et seules quelques
unes retiennent notre attention et nous arrêtent. Ilfaut beaucoup, beaucoup
de travail pour arriver à ce degré de représentation
du réel et à cette quintessence de l'image. Concernant
l'image et le plaisir, je ferais encore une comparaison avec la musique. Seule
la musique qui procure du plaisir à l'oreille est bonne, le reste n
'est que bruit. De même pour la peinture. Cela dit, il ne faut pas s'arrêter
à la notion de plaisir, car ce terme est connoté. Je souhaite
accompagner le terme deplaisirà celui de drame. Car il y a un drame
dans le plaisir, dans le vrai plaisir le cri de l'artiste a pour souci de
ne pas inquiéter les autres, d'où le besoin d'habiller : nos
cris doivent être humanisés. Imaginons Beethoven en train d'hurler
sa symphonie ! L'oeuvre devient artistique lorsqu'elle transcende son cri
initial par le procédé d'habillage faisant ainsi distiller le
drame originel: on en prend plein la "gueule" et ça charcute
gentiment. C'est en quelque sorte, le respect de la conscience de l'autre.
Cela échappe au temps. Le cri se dissipe tandis que le chant est sauvegardé
par les mémoires. Nous sommes sensibles aux belles images chargées
d'émotion et nous défilons devant les pyramides, Notre Dame
de Paris ou la Tour Eiffel émerveillés par la beauté
de l'oeuvre des Hommes. Il y a dans la main de l'artiste la force de la présence
éternelle qui traverse les siècles : voilà le miracle.
La musique, la peinture et te poème effacent le temps, l'espace et
les frontières. J'ai vu des japonais pleurer d'émotion devant
mes toiles. Dans une oeuvre authentique, chaque image est chargée d'émotion.
Les industries de l'image ont perturbé notre regard. Heureusement que
la peinture demeure pour éduquer le regard et préserver son
intelligence car il y a des artistes qui savent maintenir le lien intime entre
le drame et le plaisir.
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